Le texte ci-dessous est un extrait de l’introduction de l’Evangile de Philippe de Jean Yves Leloup aux éditions Albin Michel. Cet extrait donne un sens intéressant aux évangiles apocryphes.
« Lorsque l’impératrice Hélène découvrit a Jérusalem la croix qui aurait porté le Christ, on parla d’« invention de la croix », invention dans le sens de in venire qui signifie « venir au jour ». Laisser venir au jour ce qui est déjà là, c’est à la fois une découverte et un retour.
Pourrions-nous parler aujourd’hui d’«invention des Evangiles » lorsque viennent au jour des Evangiles qui étaient toujours là, mais enfouis dans les sables, hors de notre mémoire, comme ce fut le cas a Nag-Hammadi en Haute-Egypte autour des années 1945? Cette redécouverte d’Evangiles oubliés pourrait-elle être aussi une « invention du christianisme » ? L’occasion d’un retour aux sources d’une tradition supposée connue mais qui ignore trop, c’est-à-dire beaucoup, de ses racines ?
Certains y verront un « retour du refoulé ». Les textes sacrés ou dits « inspirés » exprimant et révélant l’inconscient collectif d’un peuple ou d’un groupe, les Évangiles mis à l’écart et redécouverts aujourd’hui seraient les témoins du « refoulé du christianisme »…
Ces Évangiles sont appelés « apocryphes », secrets, cachés, ou, selon l’étymologie, du grec apo, « en dessous », sous les Écritures.
De la même façon qu’on appelle inconscient, ou subconscient, ce qui est « en dessous » de la conscience et ce qui, d’une façon secrète et cachée, dirige ou manipule cette soi-disant « conscience », pourrions-nous parler d’« Évangiles inconscients » dont le langage est d’ailleurs plus près de celui des rêves et des songes que de celui de l’histoire et de la raison, retenu par les Évangiles dits « canoniques ». Ces derniers seront utilisés et utiles pour l’édification des Églises qui s’approprièrent alors d’une certaine façon le champ, à l’origine sans clôture, du christianisme.
Notre intention ne sera pas de privilégier ou d’opposer les Évangiles dits « canoniques » aux Évangiles dits «apocryphes», mais de les lire ensemble : comme il s’agit de tenir ensemble le manifesté et le caché, le permis et le défendu, le conscient et l’inconscient.
Il nous faut rappeler que la liste officielle des livres bibliques pour l’Église de Rome ne fut établie qu’au XVIè siècle au concile de Trente et ce n’est qu’au XVIIIè siècle que Ludovico Muratori découvrit à Milan un document rédigé en latin où était consignée la liste des livres considérés comme utiles à l’Église de Rome, aux alentours de 180. C’est ce document qu’on appelle « canon de Muratori » : il témoigne d’un consensus quant aux livres qu’il faudra désormais considérer comme « canoniques » (du grec kanon qui signifie « roseau » et, à partir de là, « règle »).
Les Évangiles « canoniques » sont ainsi les Évangiles conformes à la règle ; les Évangiles apocryphes ceux qui n’ont pas été jugés conformes à cette règle. Cette règle a évidemment pour fonction d’établir ou de soutenir le pouvoir de ceux qui l’érigent. Cela ne se fit pas en un jour. Même le canon de Muratori témoigne de l’usage romain d’une « apocalypse de Pierre » qui ne restera dans le canon par la suite. D’autres Évangiles, comme l’Évangile de Pierre, furent reçus comme canoniques par certaines Églises syriennes jusque dans le courant du IIIè siècle…
Certains s’inquiéteront de cette indétermination des origines du christianisme. La « venue au jour » de ces écrits antiques nous en rappelle, au contraire, la liberté et la richesse. Si devenir adulte c’est assumer la part inconsciente qui préside à la plupart de nos actes conscients, accueillir ces Évangiles, et avec eux le refoulé de notre culture, est peut-être une occasion pour que le christianisme devienne adulte ; qu’il intègre à côté de ses dimensions historiques, rationnelles, « masculines » en quelque sorte, ses dimensions mystiques, imaginaires ou imaginales (cf. L’Évangile de Marie) : sa dimension féminine, toujours vierge et toujours féconde.., Le personnage de Myriam de Magdala, souvent méconnu et maltraité, reprenant ici toute sa dimension archétypale.
Jean Yves Leloup dans L’Evangile de Philippe aux éditions Albin Michel